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Après
l'art brut, la musique de nulle part
d'après
le New York Times News Service
L'histoire de la musique populaire moderne ressemble parfois à
une série d'accidents heureux: de l'arrivée accidentelle
d'Elvis dans les studios de Sun Records en 1953 pour enregistrer un disque
qu'il voulait offrir en cadeau d'anniversaire à sa mère,
de la rencontre de Paul McCartney et John Lennon à un festival
d'église, et même la décision d'un modeste groupe
de Dublin, The Hype, de changer son nom pour U2.
Quoi qu'il
en soit, qui aurait cru que l'un des accidents musicaux les plus heureux
de l'histoire récente serait la découverte, dans une boutique
de disques d'occasion, d'un enregistrement réalisé au milieu
des années 70 par quelques douzaines d'écoliers canadiens?
Ces enregistrements, qui ont récemment refait surface sur un CD
intitulé The Langley Schools Music Project: Innocence and Despair,
ne devaient pas être diffusés commercialement. À première
vue, il est facile de comprendre pourquoi. La musique résulte de
quelques prestations peu structurées, organisées par un
professeur de musique de 29 ans, Hans Fenger. Ce dernier avait rassemblé
ses élèves ruraux dans un petit gymnase et les avait encouragés
à chanter des chansons qu'ils aimaient, ou qui avaient pour eux
une signification. Les accompagnements peu élaborés sonnent
faux à l'occasion.
Le résultat,
cependant, relève de la magie: une manifestation céleste,
pleine d'entrain, captée avec une fidélité presque
irréelle par un magnétophone à bobines. Cette chorale
d'enfants âgés de 9 à 12 ans entonne des versions
extatiques, voire mystérieuses, étranges, de chansons ayant
des sens complexes et adultes comme God Only Knows des Beach Boys. Leur
interprétation de Space Oddity, de David Bowie, avec des éclats
de cymbale et un decrescendo de guitare hawaïenne réalisé
avec une bouteille de Coke, vous donne des frissons.
Le disque
des écoliers de Langley est devenu un succès underground,
avec 30000 exemplaires vendus en cinq mois. Pour Alicia Keys, un tel chiffre
ne serait guère plus qu'une erreur d'arrondi, mais pour la minuscule
maison de disques Bar/None Records, qui a distribué l'album, c'est
un mégasuccès. Hollywood veut déses-pérément
acquérir les droits cinématographiques.
Pourquoi les gens sont-ils si fascinés par cette capsule-témoin
musicale? Se peut-il qu'après le 11 septembre, ils trouvent quelque
chose de réconfortant dans ces prestations naïves et sincères?
Peut-être -ainsi que semble le démontrer la popularité
de la bande sonore du film O Brother Where Art Thou?- nous lassons-nous
enfin de la musique pop produite à la Jerry Bruckheimer.
Mais voici
la raison véritable pour laquelle tant d'amateurs de musique, et
certains dirigeants de l'industrie du disque, s'intéressent à
ce succès sorti de nul part: Langley servira probablement d'initiation,
pour bien des gens, à un corps parfois charmant, parfois troublant
d'oeuvres musicales psychotroniques que l'on commence à appeler
outsider music (que l'on qualifiera de «musique de nulle part»).
Excentriques,
autodidactes, visionnaires...
Comme son
cousin mieux connu, l'art brut, la musique de nulle part embrasse une
variété presque inimaginable de matériel: musique
d'excentriques, de patients d'institutions psychiatriques, d'autodidactes,
de dingues visionnaires. À ses extrémités plus farfelues,
elle inclut des artistes comme Eilert Pilarm, un imitateur suédois
d'Elvis au crâne peu chevelu dont les interprétations fausses,
exubérantes et mal prononcées de chansons telles Jailhouse
Rock sont devenues des chefs-d'oeuvre d'ineptie.
Aux marges
plus sombres on retrouve des esprits troublés comme Jandek, un
reclus qui a produit au moins 30 albums-maison remplis de chants qui ressemblent
à autant de notes de suicidaires. Ou Jack Muduriana, un quadragénaire
du centre d'hébergement Duplex, à Boston, qui s'était
vanté à un membre du personnel, David Greenberger, de connaître
«presque autant de chansons que Sinatra». Greenberger l'a
mis au défi de le prouver et le résultat, enregistré
sur un côté d'une cassette de 90 minutes, forme un album
sombre et captivant -intitulé Downloading the Repertoire- de 129
chansons sans interruptions...
Les meilleurs
enregistrements de cette musique peu commune circulent chez les collectionneurs
depuis des décennies sous forme de cassettes ou de CD piratés.
Mais depuis quelques années, grâce à l'Internet et
à une série de compilations et de rééditions
de bonne qualité, un corpus puissant et mystérieux commence
à se former. L'intérêt soudain pour la musique profane
peut sembler à prime abord une réaction violente contre
la musique pop surpasteurisée des dernières années,
des boys bands à Britney Spears. Les amateurs de musique attendent
quelque chose d'authentique, un groupe original, peu poli (comme Nirvana
au début des années 90) qui balaiera les clones.
Chez certains
auditeurs, cependant, on sent un début d'inquiétude. Presque
tous les genres de rock semblent usés. Si le salut vient un jour,
on ne sait pas par où il arrivera. Dans cet entre-deux prolongé,
la musique crue et directe de ces profanes devient une révélation.
Pas surprenant que tant de groupes connus veulent les reprendre, et que
des chercheurs d'archives sonores comme Beck fouillent dans les poubelles
du disque pour ce genre de matériel. Dans un environnement de culture
pop qui recherche constamment un apport de fraîcheur, la musique
profane propose un contenu entièrement «nouveau», qui
ne ressemble en rien à un autre riff funky des années 70.
La musique
de nulle part a cependant ses problèmes. L'art brut a toujours
traîné dans son sillage un élément de freak
show. Vous ne pouvez regarder un tableau de fillettes hermaphrodites et
de soldats menaçants de Henry Darger, par exemple, sans vous demander
s'il était un génie, un pédophile ou les deux. La
musique de nulle part soulève les mêmes interrogations. Il
est difficile de savoir si vous riez avec les interprètes, ou si
vous riez d'eux. Ou les deux.
Comment
définir la musique de nulle part ?
Se pose également
la question des définitions. À ce chapitre, les frontières
peuvent s'embrouiller au point de ne plus exister. Peut-être la
définition la plus simple provient-elle d'Irwin Chusid, un producteur,
animateur de radio et historien de la musique, auteur d'un livre intitulé
Songs in the Key of Z: The Curious Universe of Outsider Music: «On
n'aspire pas à faire de la musique de nulle part, dit-il. Dès
que vous tentez de faire ce genre de musique, vous n'en faites déjà
plus.
Le meilleur
exemple reste encore celui des Shaggs, trois soeurs du New Hampshire,
dont l'album très atonal de 1969, Philosophy of the World, compte
parmi les plus anciens et purs de la musique de nulle part. Les jeunes
soeurs Wiggins -Dorothy, Helen et Betty-n'avaient subi à peu près
aucune influence du monde extérieur quand leur père dominateur
les a emmenées en studio en rêvant à la célébrité.
Le résultat est passé à l'histoire à cause
-et non en dépit- de ses accords ratés et de ses harmonies
enchevêtrées.
Les Shaggs
ont réussi à obtenir un son naïf que des groupes indépendants
ont tenté d'imiter à peu près sans succès
pendant quelques décennies. Vous ne pouvez essayer de faire un
album comme Philosophy of the World. Selon le critique Lester Bangs, le
son de guitare du groupe ressemblait à 14 peignes que l'on passe
dans une crinière d'orignal!
Mais si les
Shaggs restent les musiciens de nulle part les mieux connus, elles sont
loin d'être les seuls. Le plus important de ces interprètes
-considéré par plusieurs comme le meilleur outsider actif-serait
Daniel Johnston, un Texan maniaco-dépressif qui demeure près
d'Austin, la capitale de l'État. Âgé de 41 ans, Johnston
enregistre sa musique depuis une vingtaine d'années, entre ses
séjours dans des hôpitaux psychiatriques.
Sa renommée
tient aux centaines de chansons qu'il enregistra au début des années
80 dans les garages de parents. Ces chansons parlent de ses obsessions
-les vaches, King Kong, les Beatles, Casper le fantôme, et son amour
à sens unique pour une collégienne appelée Laurie.
Dans ces
albums enregistrés avec des magnétophones bon marché
(la musique ralentit ou s'accélère, parce que Johnston a
échappé le magnéto), l'artiste chante en faussant
et joue tous les instruments: des pianos désaccordés, des
orgues d'enfants en plastique, des guitares sèches peu audibles.
Sa musique
est douce, intense, poignante. Sur un des premiers enregistrements, on
entend sa mère crier: «tu es paresseux. Tu n'as pas honte?»
Écouter les oeuvres de Johnston, déclarait Tom Waits, «c'est
comme voir un merveilleux dessin égratigné au couteau sur
le dos d'une chaise».
Contrairement
à la plupart des musiciens mésadaptés, Johnston a
atteint le seuil de la célébrité: on l'a vu à
MTV; ses chansons ont été reprises par des groupes, de Pearl
Jam à Wilco; la version de Mary Lou Lord de sa complainte Speeding
Motorcycle a été utilisée dans une publicité.
Il donne parfois des spectacles, à guichets fermés, à
des endroits comme le Knitting Factory, à New York, mais ses prestations
parfois débridées en troublent certains... Vous pouvez aimer
la musique de Johnston ou la détester, mais vous ne douterez jamais
de l'urgence et de la passion du chanteur. Il n'a que ça.
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